Note d'intention de l'auteure et metteur en scène, Elsa Imbert

Un destin fascinant

Helen Keller est née à la fin du 19ème siècle dans une petite ville du nord de l’Alabama. À l’âge de 18 mois, elle contracte une forte "fièvre cérébrale" (probablement due à une scarlatine) qui la laisse subitement sourde, muette et aveugle. Helen décrira plus tard cette période comme un no world (non-monde), un univers noir et silencieux coupé de toute communication. Ses proches pensent alors qu’elle a également perdu toutes ses facultés psychiques.

Les parents d’Helen décident néanmoins de consulter quelques années plus tard, Alexander Graham Bell, célèbre inventeur du téléphone qu’on connaît moins pour son grand travail de phoniatre. Ce dernier les oriente vers la Perkins Institution for the Blind de Boston. C’est le directeur de cet établissement, le Dr Anagnos, qui aura l’intuition géniale de confier l’éducation d’Helen au soin d’une de ses anciennes élèves, encore toute jeune fille, qui a elle aussi connu la cécité. Elle se prénomme Annie Mansfield Sullivan, elle n’a pas vingt ans.

Annie est engagée par la famille Keller et prend en main l’éducation d’Helen alors âgée de 7 ans. Faisant preuve d’une grande détermination mais aussi d’une intuition très fine, Annie va peu à peu parvenir à sortir Helen des ténèbres. Grâce à son obstination, Helen passera ainsi d’un état quasi sauvage à la plus grande érudition. Elle apprendra à s’exprimer par le langage des signes, à lire le braille, à écrire avec une machine et même plus tard à parler. Première femme handicapée à intégrer une université et à en sortir diplômée, Elle deviendra par la suite une militante politique très engagée à gauche et féministe… Elle est aujourd’hui l’auteure de plusieurs articles, essais et romans, lus dans le monde entier.

À la manière d’une enquête, travailler à partir d’un matériau brut nourri de documents réels et fictionnels

L’histoire d’Helen Keller et d’Annie Mansfield Sullivan a inspiré de nombreux livres et films, une pièce représentée à Broadway adaptée en français par Marguerite Duras, des dessins animés, une très belle bande dessinée… Mais il existe également une multitude de documents réels retraçant les cheminements de cette éducation. On dispose ainsi de l’autobiographie d’Helen Keller (The story of my life), de la correspondance qu’entretenu Annie Sullivan avec le Dr Anagnos (directeur de la fondation Perkins) qui relate toutes les difficultés auxquelles fut confrontée la jeune éducatrice, de témoignages de grands écrivains, comme Mark Twain notamment, mais aussi de nombreuses photographies et de quelques extraits vidéos.
À la manière d’une enquête, j’aimerais m’appuyer sur ces différents éléments pour retracer la rencontre entre ces deux femmes et leur long cheminement.

Au plateau, un travail très physique. La danse comme métaphore à la fois de la différence et d’une ouverture au monde

La notion de handicap n'existe que par la confrontation avec la norme, et l'adaptation obligatoire que nous imposent nos systèmes sociaux. A contrario, l'art et la danse en particulier, permet de raconter et même de valoriser la singularité. Lorsque je me suis demandée qui pourrait le mieux interpréter le personnage d’Helen, j’ai très vite pensé à une danseuse. Lorsque l’on regarde le très beau film d’Arthur Penn Miracle en Alabama, il y a quelque chose de très chorégraphié dans les postures de Patty Duke, la très jeune fille qui interprète le rôle d’Helen. Dans la pièce adaptée du même film par Marguerite Duras, l’un des personnages s’écrit à propos d’Helen : « elle est comme enfermée dans un petit coffre fort dont personne n’aurait la clef ». Grace à l’aide de son éducatrice, Helen va parvenir à s’ouvrir sur elle-même et sur le monde. Elle va peu à peu étendre son territoire. Plutôt que de chercher à raconter cette ouverture de façon très terre à terre, j’ai eu envie de le faire par le biais de la danse qui est une langue à part entière. Je ne pouvais pas envisager mieux qu’une danseuse pour raconter cette différence, mais aussi cette intelligence extrême.
Je travaillerai aux côtés de la chorégraphe Cécile Laloy avec qui j’avais déjà collaboré. C’est la danseuse Leïla Ka (talents Adami 2016), qui vient plutôt d’un univers plutôt Hip-Hop mais a également travaillé aux côtés de Maguy Marin, qui interprétera Helen. Au delà des séquences très chorégraphiées, j’imagine également plusieurs séquences du spectacle très physiques. Comme par exemple la première rencontre entre Helen et son éducatrice, mais aussi cette autre scène durant laquelle Annie oblige Helen à se tenir assise devant son assiette et à se servir d’une fourchette pour manger son repas. Je souhaite que les interprètes aillent vers un travail très incarné au plateau.


La volonté d’aborder la question du handicap à travers un angle résolument optimiste

La question du handicap vient bousculer ce que nous appelons la « normalité ». Elle n’en suit pas les règles, ne rentre pas dans son moule, particulièrement dans une société où la norme sociale pèse si lourdement. Le handicap nous interroge parce qu’il nous confronte à ce que nous refoulons pour bien vivre au quotidien : la conscience des limites du vivant, la conscience du risque de l'amoindrissement, du « déficit ». Il nous renvoie en somme à notre propre fragilité.
Ce qui me touche particulièrement dans l’histoire d’Helen Keller, c’est la manière dont l’éducatrice va faire preuve à l’égard de cette petite fille d’un grand respect en se refusant à tout apitoiement. Peut-être parce qu’elle a dans sa propre histoire connu elle-aussi le handicap, c’est sa détermination qui va permettre à Helen d’avancer, de progresser sans cesse en repoussant toujours plus loin les limites de son savoir. En ce sens, l’histoire d’Helen Keller est tout sauf triste et misérabiliste. Je dirai même qu’il est difficile de faire histoire plus optimiste ! Il n’y a aucune place pour l’apitoiement, ni pour la la commisération. La question qui se pose à Helen est de progresser pour parvenir à parler, à communiquer avec autrui car pour elle, le langage compte davantage pour l’esprit que la lumière ne compte pour la vue.


Le désir de montrer comment le langage change notre perception du monde

Au delà de la question du handicap, l’histoire d’Helen Keller m’intéresse également parce qu’elle nous montre à quel point l’apprentissage du langage transforme notre perception du monde. Le langage vient éclairer le monde noir et silencieux d’Helen. Dans l’autobiographie qu’elle rédigea à l’âge adulte, sont retranscrites les lettres qu’elle écrivit avec l’aide d’Annie où l’on peut suivre ses progrès. Plusieurs conversations y sont également rapportées, certaines notamment au cours desquelles Annie tente de faire comprendre à Helen des notions philosophiques ou abstraites, comme le passage qui suit où il est question de définir ce qu’est l’amour.  J’en cite quelques lignes :

- L'amour, n'est-ce pas cela ?
- L'amour, dit-elle, est quelque chose de subtil comme les nuages qui, tout à l'heure, voilaient la face éclatante du soleil.
Puis, en termes plus simples, car je ne pouvais comprendre ceux-là :
- Vous ne pouvez toucher les nuages, mais vous sentez la pluie et vous savez quelle est, après un jour de chaleur, son action bienfaisante sur les fleurs et la terre altérées. L'amour, non plus, vous ne sauriez le toucher ; mais vous sentez de quel charme il pénètre les choses. Sans l'amour vous ne connaîtriez pas la joie, vous ne prendriez au jeu aucun plaisir.

Cette dernière question relative au langage me semble particulièrement intéressante à soulever auprès du jeune public.


Un dispositif scénographique léger


Je souhaite travailler dans un dispositif léger qui laisse toute sa place aux mouvements des interprètes. J’imagine au sol un tapis de danse sur lequel puissent s’inscrire le mouvement des corps mais sur lequel on puisse également dessiner des lettres, écrire des mots. Tous ces mots qui ont marqué les grandes étapes de l’apprentissage de la parole par Helen. Plusieurs éléments sur roulettes : une porte, une petite table, une chaise, les quelques marches d’un escalier, le fil tendu d’une corde à linge dresseront avec sobriété les différents décors de la création. Dans un recoin, un peu à l’écart, un récitant debout derrière un pupitre, nous contera les étapes de cette histoire singulière. Légèrement en retrait du plateau, il prendra en charge plusieurs parties du récit pour permettre un échange très physique et parfois silencieux entre les deux femmes.

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